Je me souviens de l'année de mes 16 ans
de mes journées
passées à étudier
et de mes rêves de
jeune fille en fleurs. L'équilibre fragile de mes ambitions cédait
souvent la place à mes espoirs de bonheur, d'amour et de LIBERTE.
Ma grande fille Sarah, qui se trouve à mes côtés
aujourd'hui pour témoigner devant vous, a fêté
ses 16 ans, il y a un peu plus de 6 mois. Ses rêves sont si
semblables aux miens
et ses attentes tellement simples et naturelles.
Mais lorsqu'elle veut rejoindre ses amis pour expérimenter
la vie, aller danser ou partager une activité extérieure
avec eux, son corps la trahit et l'enchaîne. Obligée
de " négocier " ses rêves à cause de
son handicap, elle aborde chaque instant du quotidien avec tellement
plus de difficultés que la plupart de ses camarades
Entre 15 et 18 ans, j'ai vogué à travers mon adolescence
au même rythme que mes copains de classe. Paradoxe d'une période
somme toute assez tranquille de ma vie, où tout me semblait
possible et imaginable: le moindre bobo, la plus petite différence,
m'apparaissaient comme d'insurmontables catastrophes. Je me souviens
des moqueries de certains " ados " de mon âge, parce
que je portais des lunettes ou que je luttais pour perdre les 3-4
kg, qui m'auraient permis d'être filiforme
ou tout simplement
coulée dans le moule que la publicité imprimait dans
mon esprit jeune et influençable.
Sarah et Gaëlle, sa sur cadette de 14 ans, vivent les
mêmes passions que moi et leurs attentes sont si proches de
celles que je ressentais, il y a 25 ans. Malheureusement, ce ne sont
pas quelques bourrelets indésirables qui accusent leur différence
avec leurs copains, mais leur incapacité à pouvoir marcher,
écrire ou parler " comme tout le monde ".
À l'âge où l'ambition première d'une jeune
fille, c'est d'être en tout point pareille aux autres, elles
doivent lutter pour assumer leur dépendance, leur manque de
liberté physique et surtout accepter leur image de soi, si
dissociée de celle de leurs rêves.
À 20 ans, très amoureuse et le cur rempli de joyeux
projets, je me suis mariée
Mon chemin était tout tracé: de beaux enfants, une maison
coquette, et tout plein de bonheur à l'horizon.
La vie, qui sait si bien tricher avec nos espoirs, m'offrait jour
après jour, les cadeaux que je lui demandais.
En 1985, Sarah est née: c'était un beau bébé
aux yeux bleus, en pleine santé qui illuminait la vie du jeune
couple que nous formions, mon mari et moi. Je me souviens de la fierté
que nous avons ressentie, lorsqu'à 13 mois, elle faisait ses
premiers pas
et de la joie avec laquelle nous avons annoncé
à nos amis que nous attendions un deuxième enfant.
Gaëlle est née en 1988. Comme sa sur, elle respirait
la santé et la joie de vivre.
Seules les quelques petites jalousies qui apparaissaient de temps
entre temps entre les fillettes, ou les bobos habituels d'une chute
ou d'un petit chagrin d'enfants, assombrissaient notre vie de chaque
jour.
6 ans plus tard, un petit garçon prénommé Mathieu,
venait rejoindre notre famille heureuse et comblée
Si je pouvais limiter mon témoignage à ces quelques
lignes, vous imaginez bien que je ne serais pas devant vous aujourd'hui!
Personne n'échappe à son destin et c'est ainsi qu'en
1995, alors que Mathieu n'avait que quelques semaines, nous avons
commencé à nous inquiéter des troubles d'équilibre
de Gaëlle et des difficultés qu'avait Sarah pour découper
précisément des images en papier ou pour manipuler certains
objets.
Le temps de mettre en route la valse des analyses et des contrôles
médicaux, le couperet d'un diagnostic épouvantable est
tombé au mois de mai 95: Ataxie de Friedreich.
Quel nom barbare n'est-ce pas?
Pour vous aujourd'hui, comme pour nous à l'époque, le
nom de cette maladie relevait d'un vocabulaire inconnu et abstrait.
L'avenir a très vite fait de nous éclairer sur les
conséquences de cette maladie génétique, que
mon mari et moi avions transmis à nos deux filles, alors que
nous ignorions que nous pouvions être porteurs de gènes
déficients.
En quelques mots, je vous dirai simplement que l'Ataxie de Friedreich
est une maladie neurologique, évolutive, qui apparaît
à la puberté ou à l'adolescence et qui se manifeste
par de nombreux symptômes physiques dont le plus évident
est la perte de la marche à plus ou moins court terme.
Pour aider nos filles à dominer leur handicap, nous avons dû
franchir certaines étapes psychologiques et affectives, pour
apprendre à accepter que nos petites princesses ne pourraient
plus gravir des escaliers, marcher toute seules ou tout simplement
vivre comme les autres.
Et je crois que c'est à ce moment-là que mon cheminement
a été le plus pénible avec cette maladie qui
ne s'arrête jamais et avec laquelle je ne cesse de me battre
pour trouver LE médicament qui aidera nos filles à mieux
vivre.
J'ai compris, comme beaucoup de parents, qu'il me fallait faire le
deuil de cet enfant parfait, dont j'avais rêvé depuis
le premier jour de mon mariage. J'ai réalisé que pour
aider Sarah et Gaëlle, nous devions leur apprendre la vérité
et leur dire ce qui les attendait.
Cet aveu de notre impuissance devant une maladie incurable et face
à la probabilité inéluctable d'une vie en fauteuil
roulant, a été un des moments les plus épouvantables
de notre vie de parents.
Mais l'indépendance de nos filles a réellement
pu commencer, lorsque nous avons décidé de transformer
notre état d'esprit, de nous battre et d'adapter notre maison
et surtout notre vie à celles de nos enfants.
Bien sûr, en 1996, puis 1997, la maladie a continué
de progresser
Alors nous avons dû faire les démarches
que certains d'entre vous avez vécues avant nous.
Notre belle petite maison familiale, traditionnellement bâtie
avec des chambres à coucher à l'étage et de toutes
petites pièces habitable, a dû être transformée
et adaptée pour nos filles, qui venaient de demander leur fauteuil
roulant, car elles ne supportaient plus de tomber sans cesse et de
se faire mal.
La salle de bain a aussi été complètement réaménagée
pour permettre à Sarah et à Gaëlle de se débrouiller
toutes seules!
Tout cela semble logique, pour ceux qui vivent avec un handicap.
Mais ce qui l'est moins, ce sont les difficultés que nous avons
rencontrées pour trouver une aide financière pour faire
tous ces travaux.
Heureusement des associations comme ProCap ont répondu "
présent " et nous ont aidé à nous en sortir.
Eh! Oui, si la première étape vers l'indépendance
est psychologique, la suivante est financière.
Pour vivre bien, il faut aussi bénéficier
d'un minimum vital.
Au quotidien, l'indépendance de nos filles se traduit par une
chaise roulante manuelle pour bouger dans la maison, un fauteuil électrique
pour aller à l'école et pour se balader dans la rue,
d'une salle de bain adaptée, avec douche ouverte et toilettes
adéquates et surtout de la présence 24h sur 24h de quelqu'un
qui puisse les aider et les relever si elles tombent.
L'indépendance, ça coûte cher parfois!
Lorsque les parents ne sont pas là, il faut une baby sitter
pour assurer une présence, mais aussi pour cuisiner, pour aider
aux actes quotidiens, tels les transferts, le ménage ou tout
simplement pour enfiler un vêtement ou des boucles d'oreilles.
Pour aller à l'école, il faut un taxi adapté..
Tiens, parlons-en des transports.
Lorsqu'on vit dans un petit village à la campagne, il faut
apprendre à se débrouiller pour se déplacer.
Imaginez un village de 1000 habitants, sans gare (et même s'il
y en avait une, quelle importance? Puisque depuis 2 ans, les gares
des villages voisins ne sont plus accessibles, car il n'y a plus de
personnel pour faire monter les personnes en chaise roulante dans
le train!)
je disais donc, un petit village avec comme seul
moyen de transport, le bus régional, dont il serait vain d'espérer
monter les 3 marches pour aller à l'intérieur avec une
chaise roulante
Oh! Ce n'est pas le désert, vous savez
Nous avons une jolie boulangerie, mais comme il y a 3 marches d'escaliers
pour pénétrer à l'intérieur, Sarah ne
peut même pas s'acheter un petit pain
La seule solution, c'est de les conduire en voiture jusqu'à
la ville la plus proche. Pour cela, il faut un véhicule adapté
pour le transport de 2 fauteuils roulants et surtout être disponible
pour les emmener à l'endroit où elle ont envie d'aller.
Dès la première année d'école secondaire
de Sarah, nous nous sommes relayés, pour la conduire à
ses cours. Mais mon mari qui travaille à Neuchâtel ne
pouvait assurer que le transport du matin et ensuite, il fallait s'occuper
de Gaëlle, qui allait encore à l'école au village
et de Mathieu, qui fréquentait l'école maternelle, située
à 4 km de chez nous
Après une année de courses en tout sens, nous avons
abandonné
et je me suis informée pour trouver
d'autres possibilités de transports. Nous avions bien un service
d'aide dans la région, appelé Passe-partout, mais qui
ne pouvait nous aider qu'une fois par semaine, tant leurs horaires
sont chargés pour conduire les personnes âgées
chez le médecin ou chez d'autres thérapeutes.
Pour finir, j'ai contacté une petite agence de taxi à
Avenches, qui a accepté d'adapter un véhicule pour transporter
nos filles
Et depuis 3 ans, ce sont eux qui assurent jour après jour les
transports scolaires de Sarah et Gaëlle
Mais j'aimerais laisser la parole à Sarah pour qu'elle vous
explique ce qu'est sa vie de tous les jours, et surtout qu'elle vous
parle de ses combats!
Témoignage Sarah
Ma vie quotidienne ressemble à celle de toutes mes amies
Je vais au collège, j'étudie et j'aime rencontrer des
copains, que ce soit sur Internet ou dans le cadre de mes activités
parascolaires.
En fait, j'essaie d'acquérir et surtout de préserver
mon indépendance dans tous les gestes simples du quotidien.
J'aime me maquiller, m'habiller avec goût et surtout séduire
avec mes idées, mon sourire et ma joie de vivre.
Bien sûr je suis dépendante de ce fauteuil roulant,
qui est mon principal moyen de déplacements. Mais à
l'heure actuelle, je ne peux pas imaginer ma vie sans lui, puis que
c'est grâce à ses 4 roues, que je peux bouger, et grignoter
jour après jour, cette indépendance à laquelle
j'aspire.
Comme ma mère vous l'a dit, l'indépendance a un prix
et dès le matin, je pourrais dire que pour moi, cela se paie
en minutes de sommeil sacrifiées.
En effet, je me lève environ 1 heure plus tôt que la
plupart de mes camarades d'école, car le temps pour moi d'aller
sous la douche, de m'habiller et de me maquiller, est doublé,
voire triplé, par rapport à celui que vous utilisez
pour accomplir votre toilette.
Je dois dominer mes gestes souvent maladroits pour réussir
à me maquiller
et la lenteur de mes actions, due à
l'atteinte neurologique de ma maladie, demande bien souvent de la
patience pour faire les choses les unes après les autres, sans
m'énerver!
Après le petit-déjeuner, mes parents m'aident pour
mon transfert dans mon fauteuil électrique et je suis "
prise en charge " par la société de taxis d'Avenches.
Dès mon arrivée à l'école, je fais le
tour du bâtiment pour rejoindre la rampe en bois, installée
spécialement pour moi, afin que je puisse gravir les 5 marches
d'escalier avec ma chaise roulante.
J'entre ensuite dans l'ascenseur. Là c'est assez comique, car
il me faut rentrer en marche arrière, pour tirer la porte vers
moi et me faire toute petite pour réussir à la fermer.
Vous l'aurez compris, ce vieil ascenseur n'est pas adapté et
il a des dimensions trop réduites pour mon fauteuil roulant
c'est " limite ", mais ça va quand même.
Les cours se passent bien, car nous avons expliqué à
tous mes professeurs les caractéristiques de la maladie dont
je souffre et les conséquences de celle-ci. Ils ont compris
que mon cerveau fonctionne à merveille et que c'est par rapport
à mes activités physiques, qu'ils doivent montrer un
peu d'indulgence.
On m'a fabriqué une table sur mesure parce que je ne pouvais
pas m'asseoir sous un pupitre normal et lorsque mes camarades écrivent
dans leurs cahiers, je pianote sur mon ordinateur portable!
Une journée d'école, c'est aussi la pause-pipi
Comme les WC n'étaient pas adaptés, le concierge a enlevé
une paroi pour que je puisse entrer dans la pièce et il a posé
une barre de soutien pour m'aider dans mes transferts.
Je prends mon repas de midi à l'école, car ce serait
trop long de faire l'aller-retour en taxi.
Ce n'est pas toujours facile, de me servir avec une assiette sur les
genoux
surtout quand c'est de la salade ou des plats en sauce.
La plupart du temps, je ne mange pas de viande, car je ne peux pas
la couper toute seule
Ma mère n'est pas très contente
de cela, mais je me refuse à demander de l'aide à mes
copines
je ne veux pas dépendre d'elles!
Le soir je rentre de nouveau avec le taxi adapté.
Certains jours, ce n'est pas facile de rejoindre le chauffeur devant
l'école. En effet, avec ma mallette d'ordinateur sur les genoux,
un sac d'école plein de livres derrière ma chaise et
mon fauteuil électrique à manipuler, il m'est arrivé
de tomber de la rampe en bois, dont la pente n'est pas très
bien adaptée pour moi. Heureusement, à chaque fois,
c'est arrivé lorsque quelqu'un était présent,
qui m'a aidé à m'asseoir et à ramasser mes affaires.
Dès mon arrivée à la maison, je fais un transfert
dans mon fauteuil manuel.
C'est une règle de vie que mes parents ont instituée,
pour nous obliger, ma sur et moi, à bouger de façon
active dans l'appartement.
Certains jours, je vais à la physiothérapie au village
voisin ou à la piscine de l'hôpital d'Estavayer-le-Lac;
d'autres jours, j'ai l'orthophonie
et il ne me reste que peu
de temps pour aller sur Internet ou rencontrer des amis, quand j'ai
encore mes devoirs à faire. Car vous l'aurez deviné,
dès que j'ai des devoirs écrits, il me faut le double
de temps pour en arriver à bout! Mon handicap ne me donne jamais
de répit!
Si je veux aller me balader hors de mon village, aller faire quelques
courses en ville
je dois négocier avec mes parents
,
puisque la gare accessible en fauteuil roulant la plus proche, se
trouve à 15 km de chez moi!
C'est dans ces moments-là que j'ai envie de pleurer, de hurler
que c'est injuste
que mon indépendance devient la dépendance
de mes parents et que cela m'est insupportable de devoir sans cesse
leur demander de l'aide!!
Alors le soir, je m'évade en écoutant la musique que
j'aime
je rêve de rencontrer Garou ou les chanteurs de
la comédie musicale de Roméo et Juliette
et je
retrouve ma bonne humeur en " tchattant " sur Internet !
Derrière mon écran d'ordinateur,
je suis une jeune fille " comme tout le monde ". Je peux
rire de tout, draguer et mordre la vie à pleines dents!
Nous sommes ici pour parler d'INDEPENDANCE
alors pour donner
pleinement un sens à ce mot, j'ai posé la question à
Sarah: " qu'est-ce que c'est pour toi, l'indépendance?
"
Elle m'a répondu sans réfléchir: "
c'est accomplir les gestes quotidiens de ma vie toute seule, c'est
être autonome dans ce que je veux faire. "
Je garde en mémoire les crises de révoltes de ma grande
fille, les moments de doute et les périodes de larmes
qui de temps en temps, viennent encore assombrir notre vie!
Mais heureusement de moins en moins souvent, car Sarah a compris que
pour gagner son autonomie, elle devait apprendre à se battre
AVEC sa maladie
et non plus CONTRE elle.
Si nous avons accepté de témoigner aujourd'hui devant
vous, c'est un peu pour partager ce que nous avons vécu avec
tristesse ou douleurs, mais aussi pour vous parler de la joie qu'on
éprouve à découvrir ensemble les choses simples
de la vie! Chaque jour voit défiler son lot de petits combats
et de grands succès
Et c'est comme ça, que Sarah et Gaëlle
apprivoisent petit à petit leur INDEPENDANCE, en essayant de
privilégier le langage du cur et en construisant leurs
vies, dans la liberté de l'amour partagé!
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